Festins

Un vendredi-volontaire de juin. C’est bientôt la fin de la matinée, on est rendus au lit de plantation des choux-fleurs. Il faut retirer chaque plant de sa capsule, le placer dans un trou pas trop profond et bien espacé, puis l’entourer de terre pour l’asseoir et le soutenir. Il est encore chétif, mais la motte dense de ses racines est de bon augure.

Soudain, bien accroché à la base d’un des plants, un bourdon. Mort et pourtant intact : dos soyeux rayé de noir et de crème, pattes velues, yeux luisants, ailes translucides. Un petit être qui a fini sa vie là, à l’abri d’une tige juste assez grande pour lui.

Je prends le plant et son hôte et je les mets en terre ensemble, l’un pour croître, l’autre pour disparaître.

On a tous vu un jour cette image censée représenter la chaîne alimentaire : un minuscule poisson est mangé par un petit poisson lui-même mangé par un gros poisson, jusqu’au requin-baleine… Mais cette image a tout faux. Elle imagine une hiérarchie et une directionnalité alors que dans la nature, tout se mange tout le temps et dans tous les sens. 

Les microorganismes vont décomposer le bourdon, assimiler sa matière. Ils produiront une fermentation qui va enrichir le sol. Mon chou-fleur – ou celui de l’an prochain – va se nourrir de cet humus. Dans mon assiette, alors que je l’aurai transformé en délicieux gratin, j’absorberai son énergie. Et en moi, mon microbiote va retravailler tout cela, des milliards de bactéries festoyant dans l’infiniment petit.

Oui, tout se mange tout le temps et dans tous les sens : du micro au macro et inversement, dans un jeu où les hiérarchies se télescopent, en un mélange intime de vie et de mort. Dans ces festins, mon organisme n’existe qu’en compagnie d’une multitude d’autres. Je suis un lieu de passage.

Je presse un peu la terre autour du petit plant. Juste ce qu’il faut pour l’asseoir et le soutenir. Pendant qu’en moi naît une pensée pour un bourdon, quelque chose comme un merci.